Le registre des détenus administratifs de Bicêtre
De la prison de Bicêtre, qui faisait partie intégrante de l’hôpital du même nom, les Archives départementales du Val-de-Marne conservent treize registres d’écrous datés de 1813 à 1851. C’est l’un d’eux, exclusivement consacré aux détenus administratifs et politiques, qui a retenu l’attention de Jean-Claude Farcy et Laurence Guignard, deux chercheurs spécialisés dans l’histoire judiciaire. Ils en ont tiré un article, paru dans la Revue d’Histoire du XIXe siècle, que nous vous résumons ici.
Le registre d’écrou des détenus administratifs de Bicêtre.
Pourquoi ce volume plus qu’un autre ? C’est qu’il concerne les « détentions administratives », c’est-à-dire les prisonniers enfermés sans décision de Justice. Or, ce type de pratique a laissé peu de traces dans les archives du XIXe siècle. Par conséquent, ce registre d’écrou est un précieux témoignage des conditions d’enfermement administratif dans la première moitié du siècle. Le document, conservé sur la cote 2 Y 1 1, se présente sous la forme d’un registre pré-imprimé de 523 pages, chacune permettant l’inscription de trois détenus. Pour chacun des détenus, sont renseignés la date d’entrée, l’identité, la profession, le domicile au moment de son arrestation, l’âge et le lieu de naissance, ainsi que la description physique (taille, couleur des cheveux et des yeux, forme du visage et particularités, qu’il s’agisse d’une tache de naissance, d’un tatouage ou d’une cicatrice). On sait également de quel lieu d’enfermement il vient (une autre prison, un dépôt), quelle autorité l’a envoyé ici ainsi que la raison et la durée prévue de son incarcération. Enfin, dans la marge, est indiquée la date de sortie. Le registre comprend 1613 entrées et concerne quelque 1586 individus pour un total de 2063 séjours en prison, étant donné que certains détenus ont effectué plusieurs séjours et que d’autres, par erreur, ont été inscrits deux fois.
Pour analyser les nombreuses informations qu’il renferme, Jean-Claude Farcy et Laurence Guignard ont intégralement transcrit le registre dans une base de données. La visualisation de ces données leur a permis d’analyser le corpus sous deux angles : les conditions et les durées d’enfermement d’une part et la corporalité des détenus de l’autre.
Age, profession, délit, signalement… tout savoir des détenus de Bicêtre entre 1813 et 1851.
Qui sont les hommes enfermés à la prison de Bicêtre ? Pour quelles raisons sont-ils emprisonnés ? Y a-t-il un parcours « type » du prisonnier ? C’est à ces questions que Jean-Claude Farcy s’est employé à répondre, par une analyse statistique des motifs d’entrées et des durées de séjours. Il apparaît que dans la majorité des cas (près de 90 %), les incarcérés le sont sur décision de la police de Paris. Certaines années se distinguent par un fort taux d’entrées à Bicêtre : de 1813 à 1816, puis de 1823 à 1827 et enfin en 1831 et 1832, ce qui correspond à des moments de troubles politiques et sociaux. En cela, le registre témoigne de la répression opérée par la police parisienne dans le premier tiers du siècle.
Quels motifs conduisent à Bicêtre ? Jean-Claude Farcy a montré que les raisons de l’incarcération varient sur la période : dans les années 1813-1817, ce sont les contraventions et délits qui aboutissent à cet enfermement sans jugement. On trouve, pêle-mêle, dans les cellules de Bicêtre, des joueurs et escrocs de jeu, des voleurs, et nombre de cochers, qui ont régulièrement maille à partir avec la police. Ces derniers apparaissent dans les registres sous les termes « Cocher insolent » ou « cocher mauvais sujet». Quant aux voleurs, ce sont souvent des individus qui n’ont pas pu être pris la main dans le sac, mais qui sont « notés » comme voleur : les envoyer à Bicêtre est un moyen pour la police de contourner les tribunaux, où les preuves feraient défaut.
Théoriquement, la rétention administrative ne peut excéder cinq jours, mais dans les faits, la durée du séjour dépasse souvent ce délai, pouvant aller jusqu’à plusieurs mois. Dans les années suivantes, c’est la surveillance qui mène la majorité des « pensionnaires » à Bicêtre. La police y incarcère des condamnés qui ont purgé leur peine mais qu’elle ne souhaite pas voir revenir dans les rues de la capitale. Elle y enferme également des condamnés libérés qui n’ont pas respecté leur obligation de résidence. Le plus souvent, aucune durée de détention n’est indiquée : certains sortent au bout de trois mois et sont renvoyés dans leur département de naissance, tandis que d’autres, notamment natifs de Paris, séjournent plus de quatre mois.
En 1832, la police doit renoncer à ces pratiques dites de surveillance. Désormais, on ne trouve plus dans les registres de Bicêtre que des détenus en attente d’identification, c’est-à-dire des personnes suspectées de s’être évadées ou d’avoir été condamnées par contumace. Bicêtre accueille aussi, selon les termes inscrits sur les registres des « accueillis à titre d’hospitalité », c’est-à-dire des anciens condamnés, qui, bien qu’ayant purgé leur peine, sont trop malades ou ne disposent pas des ressources nécessaires pour pouvoir retrouver leur liberté. Après 1836 et la fermeture de la prison, ces personnes seront accueillies désormais à l’hospice.
Corps signalés, corps réprimés
Le registre d’écrou renferme également de nombreuses informations sur les corps des prisonniers. Cicatrices, tatouages, taches et marques diverses sont scrupuleusement notées à des fins d’identification. Identification encore peu efficace, car lorsqu’on prend un homme suspecté d’évasion ou de récidive, c’est surtout sur la mémoire des gardiens que l’on s’appuie. Ici, ce qui a intéressé la chercheuse Laurence Guignard, c’est que les registres décrivent et racontent les « corps réprimés », ceux d’individus ayant déjà eu affaire au système carcéral et ayant subi la misère et la répression.
Les signalements témoignent des parcours de vie : nombreux sont les détenus qui portent les stigmates de la maladie. Un tiers d’entre eux, par exemple, présentent les marques de la petite vérole. Les cicatrices sont pléthoriques. Plus intéressantes encore, selon Laurence Guignard, sont les marques volontaires : la moitié des détenus ont les oreilles percées et 20 % portent des tatouages. Dessins, inscription, l’auteur s’interroge sur cette pratique : pourquoi les détenus se tatouent-ils alors que ces marques permettent à l’autorité de les identifier plus facilement ? Le tatouage apparaît alors comme un moyen pour les prisonniers de se réapproprier leur propre corps et d’affirmer leur identité dans un univers carcéral qui déshumanise.
Le travail de Laurence Guignard et Jean-Claude Farcy est un bon exemple de la façon dont peuvent être exploitées des sources telles que ce registre d’écrou. Saviez-vous que nous en conservons des dizaines d’autres pour les prisons de Bicêtre et de Fresnes ? Avis aux chercheurs !