1945-1976 : La "Grande accélération" des trente glorieuses
1945-1976
La "grande accélération des trente glorieuses"
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme dans toute la France, le territoire du Val-de-Marne connaît une Révolution invisible celle des Trente Glorieuses, selon l’expression de Jean Fourastié, trente années de croissance constante et régulière et de mutations sociologiques accélérées. Baby-boom (explosion démographique de l’après-guerre), croissance économique moyenne qui avoisine les 5 %, élévation du niveau de vie, progrès techniques, tous ces phénomènes contribuent à ébranler les cadres sociaux et les pratiques d’avant-guerre. L’attachement au monde rural et à ses valeurs, la frugalité et la prévoyance, laisse place à la recherche du confort moderne.
Également appelée par certains historiens les « Trente Ravageuses », cette période coïncide avec la « Grande Accélération » de l’anthropocène. Ces décennies sont marquées par l’ancrage d’un modèle de société déterminée par des choix techniques et économiques peu réversibles (dépendance vis-à-vis des énergies fossiles bon marché, choix de la voiture, constitution d’une culture matérialiste). À l’échelle locale, cette emprise humaine est jalonnée par la planification de l’aménagement de la région parisienne et son redécoupage administratif. Chaque département assume de nouvelles compétences en matière d’aménagement, d’assainissement, de gestion des espaces verts, etc. Le bilan de ces années en matière environnementale peut se mesurer au nombre de kilomètres de routes tracées, de mètres carrés d’espaces ruraux, agricoles, forestiers artificialisés, d’espèces végétales et animales disparues, de volumes d’eaux usées déversées sans traitement dans les cours d’eau du département.
Ces projets initiés par un État modernisateur rencontrent parfois des réticences locales. Dès l’après-guerre des alertes visant la protection de l’environnement sont lancées. Associations, groupes politiques, personnalités locales se mobilisent. En Val-de-Marne, la contestation prend de multiples formes, allant de l’organisation d’une manifestation contre le péril atomique à Villejuif en 1959 à la constitution d’un comité de défense du Bois de Vincennes (1954-1971), en passant par la dénonciation de pollution des eaux par les pêcheurs à Bonneuil en 1973.
À partir de 1970, l’environnement devient une catégorie de l’action publique. Le ministère de la Protection de la nature et de l’environnement est créé en 1971 à l’initiative de hauts fonctionnaires, précédé par la création du premier parc national (1960) et de la loi sur l’eau (1964). En 1976, le département du Val-de-Marne crée une commission « Environnement et cadre de vie ».
1. La Reconstruction et la modernisation de l’économie du Val-de-Marne
Objectif productivité
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le bilan économique de la France est désastreux : production détournée au profit de l’Allemagne nazie, infrastructures ruinées par les bombardements : 50 000 usines et autant d’exploitations agricoles sont anéanties, 80 % des ports, voies ferrées et canaux du pays détruits. Le département de la Seine a perdu 70 000 bâtiments. Vitry-sur-Seine, Ivry-sur-Seine, Maisons-Alfort et Créteil sont défigurées.
L’heure est à la Reconstruction et à la modernisation sous l’égide du Commissariat du Plan qu’incarnent Jean Monnet et Jean Fourastié, ardents défenseurs de la notion de productivité, au moyen de nationalisations et de plans quinquennaux. Le redressement de l’économie française s’opère grâce aux crédits du Plan Marshall à partir de 1947. L’accent est mis sur l’électricité, le charbon, l’acier, le ciment, le matériel agricole et le pétrole, si bien qu’en 1949, le niveau de production de 1938 est retrouvé ce qui permet de mettre fin au rationnement.
Dans le secteur de l’agriculture, qui occupe un français sur trois en 1950, la modernisation rime avec l’intensification en engrais, pesticides, irrigation et machines. Les terres sont réorganisées par des remembrements qui favorisent l’accroissement et la spécialisation des exploitations. Ainsi en 1960 la production double par rapport à 1946 avec des effectifs réduits de moitié. En 1968 les surfaces cultivées occupent encore le sixième du département du Val-de-Marne soit 3800 ha répartis en 551 exploitations, mais seulement 0,5 % de sa population active.
La société parsienne de ciments
La Société parisienne de ciments s’installe au port de Bonneuil-sur-Marne en 1938. Exploitée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, elle subit des dommages matériels. Entre 1941 et 1944, le ciment est utilisé pour construire des bunkers ou des fortifications. Après la guerre, la Société bénéficie de subventions pour la construction d’une nouvelle cimenterie à Bonneuil dans un contexte où le ciment, composant du béton, matériau phare de la reconstruction, jouit d’investissements colossaux. Aujourd’hui, on sait que sa fabrication est une des plus importantes sources d’émission de gaz à effet de serre, en raison de ses besoins énergétiques (calcaire et argile sont chauffés à une température de 1450 °C).
2. La « déruralisation » d’un nouveau département à l’âge de l’expansion de la métropole parisienne
Quand la ville gagne
Entre 1945 et 1975, la population urbaine du territoire du Val-de-Marne explose, Orly croît de 260% entre 1954 et 1968. Exode rural et afflux de main d’œuvre immigrée contribuent à ce phénomène.
Avec seulement 262 498 habitations, le département traverse une crise du logement, plus largement dénoncée par l’Abbé Pierre en 1954. Entre résorption des bidonvilles, extension des zones pavillonnaires, suppression des îlots insalubres des centres-villes et construction de « grands ensembles », quartiers de plusieurs centaines de logements, le Val-de-Marne est confronté à l’éclatement et à l’étalement de son peuplement qui précipitent la disparition de sa ceinture maraîchère.
Constructions emblématiques des ZUP (Zone à urbaniser en priorité), quartiers construits ex-nihilo, les grands ensembles des Planètes à Maisons-Alfort achevés en 1960 (1080 logements), Les Sorbiers à Chevilly-Larue en 1962 (1141), Le Chaperon Vert à Arcueil-Gentilly en 1964 (1600), Les Bleuets-Pinsons à Créteil en 1964 (1113), Bois l’Abbé à Champigny-sur-Marne en 1965 (5200), La Cité Verte à Sucy-en-Brie en 1966 (1700) matérialisent la modernité technique avec l’eau, l’électricité et le chauffage à tous les étages. La rue est, dans certains quartiers, abolie au nom de l’hygiène, et des espaces verts sont créés mais isolent des unités autonomes et verticales. Voies piétonnes et autoroutes urbaines sont différenciées, les piétons sont ainsi moins exposés aux pollutions des automobiles. Démiurgique, cette « architecture du bulldozer qui nivelle les collines, comble les vallées » (Françoise Choay) a fortement marqué les esprits bien qu’elle ne concerne que 2,72 % du territoire. En 1968, il se construit trois pavillons pour un immeuble en Val-de-Marne.
Logements, espaces de loisirs, axes de circulations, zones industrielles et commerciales occupent des zones dédiées prévues dans les plans d’occupation des sols, déclinaisons locales des orientations du SDAURP de 1965. L’association entre qualité du cadre de vie et « équilibre biologique » entre ville et campagne est présente dans les discours mais les espaces naturels reculent irrémédiablement. En 1967, l’ingénieur en charge de la direction départementale de l’agriculture parle de « déruralisation » du territoire.
La disparition de la ceinture maraîchère
Au XIXe siècle, les céréaliers des environs immédiats de Paris s’éloignent de la capitale, remplacés par des maraîchers qui, afin de répondre à la demande du marché parisien, multiplient leur surface de production par dix et se spécialisent. Une ceinture maraîchère, horticole et fruitière l’approvisionne en produits frais ou de conservation difficile, bénéficiant en retour de l’apport régulier de fertilisants provenant des effluents de la capitale.
Pour autant, la progression du front urbain, l’internationalisation des échanges et le changement de nature des rejets urbains (de moins en moins biodégradables) ont raison de cette ceinture maraîchère privée de ses fonctions premières à partir des années 1960. Elle ne représente plus que 1000 ha en 2012 en Val-de-Marne.
Le grand ensemble du bois l'abbé
Le grand ensemble du Bois l’Abbé est construit en 1968 sur un morceau de forêt marécageux qui appartenait autrefois à l’abbaye de Saint-Maur. Il comprend des équipements publics et commerciaux ainsi que des logements. Construits en série d’après un modèle de production développé par le ministère de la Reconstruction fondé sur la standardisation et la préfabrication des éléments nécessaires au gros-oeuvre en usine, ils sont réalisés dans des matériaux nouveaux parfois nocifs comme l’amiante et souffrent d’une mauvaise isolation. Des problèmes que différents programmes de rénovation ont visé à résorber à partir des années 2000 et qui ont contribué à rendre ces constructions emblématiques du confort moderne pour tous des années 60 rapidement obsolètes.
Ces grands systèmes techniques qui enjambent l’environnement
« Depuis deux siècles l’homme a découvert le temps ; mais il est aussi vrai qu’il le fuit, précipitant ainsi son cours […]. Aller plus vite, par n’importe quel moyen… aller vite ? mais où ? »
Georges Bernanos, 1948
En 1650 il fallait 359 h pour rallier Paris à Marseille à cheval, en 1880, 13 h par le train et en 1960 1h30 au départ d’Orly par avion. Le territoire du Val-de-Marne porte la trace d’un rapport à l’espace et au temps renouvelé et redessiné par la technique.
Inauguré le 24 février 1961, l’aéroport d’Orly est une des fiertés de la France gaullienne. Ses pistes, parties prenantes du grand dessein économique des Trente Glorieuses, qui accueillent la Caravelle et le Mirage, illustrent l’insertion des trafics dans l’activité économique de la région, mais aussi dans le système mondial. Elles favorisent notamment la convergence de produits alimentaires du monde entier vers le ventre de Paris transféré des Halles au MIN de Rungis en 1969.
Par-delà ces vitrines d’un État planificateur, le Val-de-Marne est innervé par des macrosystèmes (eau, signaux électriques et énergies), parties immergées et invisibles de notre confort moderne (wc, téléphone, électricité, gaz). Ces macro-systèmes sont la forme même de notre modernité et scellent de nouvelles dépendances vis-à-vis d’acteurs, de territoires et des systèmes eux-mêmes. Ils consacrent un éloignement sensible visà-vis de notre environnement.
Le marché d'intérêt national (MIN) de Rungis
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Halles Centrales de Paris, marché de consommation, se voient privées de leur rôle additionnel de marché de réexpédition vers la province ou la banlieue en lien avec l’apparition de grandes surfaces commerciales et de distribution au sein de villes raccordées avec le rail. En 1960 le comité interministériel d’aménagement de la région parisienne acte l’abandon des Halles centrales pour y substituer un marché de gros : le Marché d’Intérêt National de Paris-Rungis qui s’intègre dans un complexe comprenant un centre commercial, une zone industrielle, hôtelière et de loisir, des habitations. Une société mixte est créée pour étudier l’implantation et la fréquentation du futur marché et pour le gérer. Cette société a laissé d’abondantes archives (80,40 mètres linéaires) dont ces documents sont issus.
Pour aller plus loin
Playlist : L'aéroport d'Orly à travers nos archives !
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Reconstituez le boulevard périphérique au niveau de la Porte de Bercy et l'échangeur de Becry vers Vincennes !
3. Consommation et pollution en Val-de-Marne
Consommez ! La complainte du progrès
Le désir de consommer se renforce au XXe siècle et s’accélère pour la relance économique après 1945. Décuplement des capacités de production, essor de matériaux bon marché composés de produits issus de l’industrie pétrochimique (plastique, PVC), tous ces facteurs améliorent les niveaux de vie et aboutissent à une « consommation de masse ». De « masse » au sens où elle nivelle et uniformise les pratiques des différentes classes sociales tout en érigeant la consommation en valeur cardinale, en ciment de la société.
Des « mythes » modernes popularisés par la publicité comme la recherche d’efficience domestique, la liberté ou l’hygiène concourent à diffuser l’électroménager, la voiture individuelle ou les emballages jetables dans la vie quotidienne des individus. Si seulement 7,5 % des ménages possèdent un réfrigérateur en 1954, ils sont 91 % en 1975. La fièvre acheteuse s’empare des Val-de-Marnais à mesure que les centres commerciaux s’imposent dans ses paysages. Leur superficie y double en trois ans atteignant 621 000 m² en 1973. Si bien qu’en 1976 ils représentent 1/3 des surfaces de vente du territoire.
L’augmentation des consommations, ajoutée au succès des produits de synthèse (tels que le plastique) achèvent d’éclipser les pratiques locales de la récupération et de recyclage qui prédominaient encore au début du siècle. Les déchets, de plus en plus nombreux et complexes à traiter, deviennent une charge à éliminer à moindre coût : incinération (près de 50 % des ordures), mise en décharge (40 %), dépôts sauvages (10 %) deviennent leur sort final.
Un individu produit 250 kg de déchets ménagers par an en 1960 contre 180 kg à la fin du XIXe siècle.
Le Val-de-Marne est raccordé au réseau de collecte et d’épuration de la région parisienne en 1969, mais sur les eaux usées collectées, seulement 15 % sont traitées, 14 % sont déversées dans les champs d’épandage pour la fertilisation des sols, le reste, soit 71 %, est déversé directement dans les cours d’eau.
La décharge de Limeil-Brévannes
Les conditions d’exploitation de la décharge de Limeil-Brévannes sont définies par l’Inspecteur principal adjoint des Établissements classés en 1958. Divers types de déchets sont mélangés recouverts par des couches de terre de façon normée. « Les ordures seront déchargées en couches de 1,50 m à 2 m d’épaisseur compressées et bien nivelées avec un talus de 45°. Le dépôt sera bien compact et ne devra pas contenir de vides. Les récipients ou emballages métalliques ou autres seront écrasés. La décharge devra être recouverte tous les soirs, talus compris de 15 cm au moins de terre meuble ou matières inertes ou de 20 cm au moins de mâchefer ». Toute valorisation des matières est proscrite « Il sera interdit de céder ou de vendre les matières du dépôt à des tiers ».
Le réseau départemental d'assainissement
À proximité de Paris, reliquat de l’ancien système du département de la Seine, un réseau d’égouts unitaire se déploie. Il s’agit d’un système de collecte des eaux où eaux usées et pluviales transitent par une seule canalisation et se mélangent. Dans son prolongement, est construit postérieurement un réseau d’égouts séparatif collectant séparément les eaux de pluie, rejetées dans l’environnement sans traitement, et les eaux usées, traitées. Souvent mis en place dans les nouveaux quartiers, ce type de système présente un important inconvénient : une part importante des eaux de pluie est chargée de métaux lourds (issus des écoulements des toits en plomb ou en zinc par exemple) donc polluée et présente des risques de dégradation pour l’environnement.
Pour aller plus loin
Découvrez la playlist "Déchets et assainissement"
Les "trente pollueuses"
Trente années de croissance, mutations économiques et sociales, mais trois décennies de pollutions et de ravages environnementaux.
En 1964 est promulguée la loi relative au régime et à la répartition des eaux et à la lutte contre leur pollution. Elle formalise la prise en compte de la pollution, mais réaffirme la prédominance de la valeur d’usage de l’eau (tels que les égouts) sur la préservation des écosystèmes. Ainsi jusqu’au milieu des années 1960, les trois quarts des eaux usées sont déversées dans la Seine et la Marne sans épuration préalable. Les égouts y charrient des tonnes de carbone organique et d’azote auxquels s’ajoutent eaux de ruissellement et effluents industriels. Signe du temps, en 1970 la Marne est interdite à la baignade pour des raisons sanitaires.
Fléau val-de-marnais, la pollution atmosphérique est encadrée par la loi de 1961, après de nombreux arrêtés et ordonnances communaux et la loi Morizet sur les fumées industrielles (1932). Mesurée scientifiquement à partir des années 1950, elle est attribuée à la consommation d’énergie par les centrales thermiques et établissements industriels : à Vitry-sur-Seine, ville industrielle, on mesure en 1950 1600 g de poussière/m²/an dans l’air contre 13 g dans le centre de Paris. Facteur de pollution nouvellement dénoncé, les chauffages domestiques sont en partie responsables des fortes teneurs journalières en anhydride sulfureux et fumées mesurées à Saint-Maur en 1964 par l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique. L’expansion du trafic automobile y contribue également en rejetant du monoxyde de carbone et du plomb dans l’air. 1,2 million de voitures circulent en région parisienne en 1960.
Enfin, imprégnés de produits phytosanitaires, les sols agricoles du département sont fortement pollués.
Interdiction de la baignade dans la Marne
La baignade dans la Marne est interdite par l’arrêté préfectoral du 31 juillet 1970.
Le Préfet du Val-de-Marne, […]
Vu les résultats des analyses des prélèvements effectués dans la Marne par le « Laboratoire d’Hygiène de la ville de Paris » à :
- Joinville-le-Pont,
- Maisons-Alfort,
- Champigny-sur-Marne ;
Vu l’avis du Conseil départemental d’hygiène dans sa séance du 30 juin 1970 ;
Considérant que toute baignade dans la Marne constitue un danger pour la santé publique en raison de sa pollution ;
Sur la proposition du Directeur départemental de l’Action Sanitaire et Sociale ;
Arrête :
Article 1er – Toute baignade dans la Marne
est interdite.
Article 2 – Les baignades existantes devront
être fermées au public dans les plus brefs
délais.